ARGUETTE
Voici le 3eme épisode avec les deux commentaires parus sur le Café des Vallées.
"Arguette" - 3e épisode : Le long voyage à travers la montagne
Par Le Cafetier le Samedi 7 août 2010, 08:10 - Le Feuilleton des Vallées - Lien permanent
- Cette femme me rendra fou, dit Grand-Père. Voilà que moi aussi, je crois entendre cette maudite vache ! »
Il dut cependant se rendre à l'évidence. Sa femme n'était plus là et c'était des meuglements qu'il entendait. II courut à la fenêtre et, au milieu de la cour, il vit Bonne-Maman en chemise, pieds nus et Arguette se faisant des tendresses sous la froide lune de septembre.
Cependant, le curé du village, « Moussen Daniel »1, prit mon grand-père à part et lui dit :
« Julian, cette vache n'est plus à toi ! Il faut la rendre !
- Je sais bien, Moussen, mais voyez ! Nous sommes en octobre... le port de Viella2 n'est pas encore fermé mais cela ne saurait tarder. Je risque d'être bloqué là-bas et que va dire Antonia ? Je vais écrire au propriétaire. Peut-être acceptera-t-il de me la recéder. S'il refuse, je la lui rendrai au printemps.
- Julian, Julian ! Ce sont de mauvaises excuses. Tu dois partir tout de suite et tant qu'iI fait encore beau ; c'est une affaire de huit jours. Demain, tu partiras. »
L'ascendant du Moussen était tel que personne ne songea à discuter. Et Bon-Papa se prépara pour ce long voyage.
A quatre heures du matin, croyant la maison endormie, tenant Arguette en laisse, Il franchissait le pont des "Abos"3, lorsqu'il vit sa femme lui tendre à bout de bras, la chaîne d'or et la montre, souvenir précieux de son père qu'elle n'avait pas connu, en lui disant :
« Peut être, que Maître Grané, le notaire de Bossòst voudra nous donner assez d'argent contre ça, pour racheter Arguette ? »
Bien qu'il fut plus ému qu'il ne voulut, Bon-Papa eut un petit mouvement de jalousie. Cette montre que tout le monde vénérait comme une relique !... Dieu du ciel, qu'est-ce qu'il fallait entendre !... Et puis quand nous passerons à Bossòst, Maître Grané sera dans son lit et, ce n'est pas moi qui irai le réveiller.
Et c'est en maugréant qu'il reprit la route.
Mais allez donc faire quatre-vingts kilomètres à travers la montagne, par des chemins scabreux, avec une vache rétive qui faisait deux pas en avant et trois en arrière dès qu'on n'y prenait garde. Bon-Papa était exténué quand il arriva au pied du Col. A ce moment-là, le tunnel de Viella n'existait pas. II fallait prendre un chemin qui grimpait dans la montagne et traverser un col qu'on appelait le "Port Vieil ".
De chaque côté du col, se trouvaient et se trouvent encore, deux immenses bâtisses solidement construites en pierres grises du pays que l'on appelait « Hôpital de Viella ». Les municipalités avoisinantes payaient, à longueur d'année, des gens qui devaient assurer le vivre et le couvert aux voyageurs en difficulté, et leur porter secours en cas d'accident, car il arrivait que certains, trop téméraires, se perdaient dans la neige et le brouillard et, souvent, à la fonte des neiges, on retrouvait leurs cadavres au fond des "Clots"4.
Le premier passage se fit sans encombre. Arguette semblait s'être fait une raison. Le temps était au beau fixe. Vilaller n'était plus très loin. Après Senet, ils étaient presque arrivés. Ce fut donc au soir du troisième jour qu'ils atteignirent le but de leur voyage.
En les voyant, le propriétaire leva les bras au ciel, invectivant tous les saints du Paradis, pour avoir osé lui renvoyer une bête pareille.
« Je la croyais morte dans la montagne,"espallée"5 au fond d'un ravin, mangée par les bêtes sauvages, c'est tout ce qu'elle mérite. »
Mon grand-père s'attendait à quelques reproches, mais pas à un pareil accueil !
« Que vous a-t-elle donc fait ?
- Ce qu'elle m'a fait ! Je l'avais mise au "couraou"6 avec les autres quand elle a commencé à chercher à s'enfuir et, quand le taureau s'est approché d'elle, elle est devenue folle, elle a cassé les barrières, toutes les bêtes se sont sauvées dans la campagne. Nous avons mis plus de deux jours pour les rassembler. Ah ! vraiment, je ne veux plus de votre maudite bête !...
- Justement, dit Bon-Papa, si vous voulez me la revendre ?
- Vous la revendre ? Je vous l'avais prise pour rien, je vous la redonne pour rien, mais débarrassez-moi d'elle. Je ne veux plus la voir.
- C'est entendu, nous repartons aussitôt. »
Mais, en ce temps-là, l'hospitalité était grande, et on ne le laissa repartir, le lendemain matin qu'après lui avoir servi un bon déjeuner d'œufs et de lard frit.
Un bon coup de vin au "pourou"7 et en route. Cette fois, il n'eut plus besoin de tirer sur la longe pour qu'Arguette le suive. Il lui en fit une tresse autour des cornes. Il mit sous son bras un gros fromage qu'on lui tendait, prit un bâton ferré et dit simplement :
« Arguetto ! A caso !8 »
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Notes :1. "Moussen" : sans doute de moussegne, Monseigneur, titre honorifique pour montrer l'importance du personnage (cf. plus loin : "L'ascendant du Moussen était tel que personne ne songea à discuter".
2. "Port" : Passage. Port de Viella = Port Vielh : Vieux passage.
3. "Abos" : aboussa, du latin albò, asphodèles. La plante pousse en milieu humide, en bord de ruisseaux ou près des ponts en effet. Dans les périodes de disette les tubercules d'asphodèles, eths aoubos, étaient donnés aux lapins et aux cochons qui en sont friands.
4. "Clots" : (clòts) creux, trous, voire ravines où s'accumule la neige par exemple.
5. "espallée" : écorchée. Du latin spoliare (dépouiller); espeiller : ôter la peau, dépecer; despoillier (XIIe).
6. "couraou" : courrau : bercail, enclos où sont rassemblées les bêtes, corral. Peut-être du latin vulgaire : cirque pour les courses de char. Le courrau du Crabères, comme d'autres, est toujours en activité.
7. "pourrou". Porron = goulot, burette à vin. Un coup de vin "au pourrou" ou à la régalade.
8. "a caso" : à la maison.
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Commentaires
Notre Arguette à nous, elle s'appelait Bichette et bien qu'elle n'ait traversé que la longueur d'un pré, ce fut une grande émotion.
J'avais 9 ans quand nous avons dû quitter définitivement la campagne et la ferme. Les récoltes avaient été mauvaises, les vaches furent vendues et le chien ... non, ça je ne peux pas le dire !
Nous sommes allés grossir les quartiers "modernes" de la ville. Mais nous repartions certains dimanches rendre visite à nos anciens voisins. Un jour, sur le chemin, ma mère poussa des cris dans la voiture. Dans un pré, sur le bord de la petite route, Bichette paissait tranquillement avec ses nouvelles compagnes.
Ma mère sauta hors de la 203 et se mit à appeler : "Bichette ! Bichette !". La vache n'en attendit pas davantage. Elle traversa le pré en courant et vint se faire caresser en tirant la tête par-dessus la clôture électrique. Et nous sommes sûrs d'avoir vu des larmes dans ses yeux.
Nous attendons vivement le feuilleton du samedi. Le jour dit, je lis l'aventure d'Arguette à voix haute, pour toute la famille.
Serait-il possible de grossir les notes en bas de pages ?