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Mon 14 Juillet

Directeur de la publication : Edwy Plenel www.mediapart.fr

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En défense d'Eva Joly: leur 14-Juillet et le

nôtre

Par Edwy Plenel

Article publié le dimanche 17 juillet 2011

Les pertinentes déclarations d'Eva Joly sur le 14-

Juillet, qu'il faudrait démilitariser afin de le rendre

au peuple, ont provoqué un double tollé. Celui de

la droite extrême aujourd'hui au pouvoir qui dévoile,

une nouvelle fois, sa dérive xénophobe en criant

haro sur l'étrangère. Mais aussi celui de la gauche

socialiste qui, avant de s'en solidariser face aux

attaques, s'est empressée de critiquer la candidate

écologiste caricaturée en naïve irresponsable. Retour

sur un moment révélateur.

Bientôt, si notre vie publique continue de dévaler la

pente à ce rythme, coincée entre une droite égarée

qui assume sa xénophobie et une gauche frileuse

qui oublie sa propre histoire, il deviendra subversif

de chanter Georges Brassens. Par exemple, « La

mauvaise réputation » qui donnait son nom au premier

album du chanteur en 1952 et dont la deuxième

strophe invite à flemmarder le jour du 14-Juillet, par

résistance passive aux automatismes guerriers et aux

conformismes nationalistes :

Le jour du Quatorze Juillet

Je reste dans mon lit douillet.

La musique qui marche au pas,

Cela ne me regarde pas.

Je ne fais pourtant de tort à personne,

En n'écoutant pas le clairon qui sonne.

Mais les braves gens n'aiment pas que

L'on suive une autre route qu'eux,

Non les braves gens n'aiment pas que

L'on suive une autre route qu'eux,

Tout le monde me montre du doigt

Sauf les manchots, ça va de soi.

Murés dans leurs certitudes recuites, indifférents à la

vitalité et à la beauté du monde, haineux, peureux ou

frileux, ces « braves gens » qui « n'aiment pas que l'on

suive une autre route qu'eux » sont de retour. Ils sont

habités par la peur, peur de l'inédit, peur de l'imprévu,

peur du changement. Peur de l'étranger bien sûr, mais

aussi des voisins et des gamins, de tout ce qui ne leur

ressemble pas, du différent et du dissident.

Ces « braves gens »-là n'ont pas de nationalité. Ils

sont de partout, témoignant de ces temps où règnent

encore la soumission et l'abêtissement. C'est d'ailleurs

pourquoi la chanson du libertaire Brassens a fait le

tour du monde et des langues. En 1969, elle valut à

Paco Ibáñez, qui était cette semaine l'invité des Suds

à Arles dont Mediapart est partenaire, d'être interdit

de séjour dans l'Espagne du dictateur Franco :

Notre France, telle qu'elle est vraiment et telle qu'elle

vit réellement, abrite aussi une version en créole

de « La mauvaise réputation», bras d'honneur de

nos lointains, d'outre-mer et de créolisation, aux

mesquineries nationalistes et aux aigreurs racistes.

Elle est du formidable Réunionnais Daniel Waro :

De Brassens à Waro, en passant par Ibáñez, nous

dédions ces manifestes chantés à Eva Joly qui, cette

semaine, a bien mérité de la République française,

en a défendu l'honneur et la grandeur. Eva Joly,

notre compatriote d'origine étrangère, l'une de ces si

nombreux Français et Françaises venus d'ailleurs qui,

comme ce fut le cas en d'autres époques sombres ou

détestables, de la Commune de Paris à la Résistance au

nazisme, savent parfois bien mieux ce qu'est vraiment

la France que les prétendus Français dits de souche.

Nous sommes donc totalement à ses côtés, et allons

en détailler les raisons, quitte à partager avec elle le

sort promis par les « braves gens » à nos mauvaises

réputations :

Pas besoin d'être Jérémie,

Pour deviner le sort qui m'est promis,

S'ils trouvent une corde à leur goût,

Ils me la passeront au cou,

Je ne fais pourtant de tort à personne,

En suivant les chemins qui ne mènent pas à Rome,

Mais les braves gens n'aiment pas que

L'on suive une autre route qu'eux,

Non les braves gens n'aiment pas que

L'on suive une autre route qu'eux,

Tout le monde viendra me voir pendu,

Sauf les aveugles, bien entendu.

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Rendre le 14-Juillet au peuple

Pour le 14-Juillet, les « braves gens » qui nous

gouvernent, de François Fillon à Henri Guaino,

en passant par Valérie Pécresse (voir ou lire leurs

déclarations respectives en cliquant sur leurs noms),

en redemandent donc, « de la musique qui marche

au pas », du clairon et du flonflon en uniforme, du

défilé martial, des chars et des canons, des blindés

et des bombes, des engins meurtriers et des chairs à

canon. Peu leur importe que la France soit la seule

démocratie à pratiquer le jour de sa fête nationale

ce genre de réjouissances, réservées tout autour de

nous aux seuls pays dictatoriaux ou autoritaires. Peu

leur importe donc que nous partagions cette exception

avec la Corée dynastique des Kim, la Chine du parti

unique, la Russie à peine désoviétisée, le Cuba des

frères Castro, les dictatures arabes chancelantes, etc.

La France ne pourrait-elle se fêter autrement ? Ne

pourrait-elle se reconnaître dans un 14 juillet rendu

à ses origines de révolte populaire – la prise de la

Bastille, le 14 juillet 1789 – ou de fête républicaine

– la Fête de la fédération, le 14 juillet 1790 –

plutôt qu'un 14-Juillet confisqué par l'imaginaire le

plus pauvre ? Car que signifie, au XXIe siècle, sur

le continent dont les déchirements furent à l'origine

de deux guerres mondiales, se célébrer comme une

nation guerrière sinon exprimer une terrifiante peur

du monde et de l'avenir ? N'aurions-nous pas d'autres

symboles pour nous rassembler que la guerre et

ses professionnels, ses conflits et ses drames, ses

armées et ses armes, inséparables, l'oublierait-on

malgré l'actualité chroniquée par Mediapart, de leurs

marchands corrompus et leurs trafics occultes (lire

ici, là et encore là les trois premiers volets de nos

révélations sur les documents Takieddine) ?

Même nos militaires, qui, aujourd'hui, à force d'être

projetés tout autour de la planète dans des conflits qui

leur échappent, apprennent plus des autres peuples et

des autres cultures que nos pauvres politiques repliés

sur leur réduit hexagonal, comprendraient aisément

qu'on réinvente la Fête nationale. Une fête qui

célébrerait vraiment cette République « démocratique

et sociale » que proclament nos textes fondamentaux.

Une fête qui ne serait pas cette instrumentalisation

des servitudes militaires au service de l'oligarchie

régnante, mise en scène de la privatisation de la

puissance plutôt que célébration d'une nation fière de

ce qui la réunit.

Un 14-Juillet qui proclamerait à la face du monde

cette République française qui ne fait pas de différence

entre ses citoyens d'où qu'ils soient et d'où qu'ils

viennent, assurant l'égalité devant la loi de tous « sans

distinction d'origine, de race ou de religion », comme

le précise le préambule de notre Constitution. Une

fête qui défendrait cette République que trahissent les

délinquants constitutionnels de l'actuel gouvernement

dont le seul projet d'avenir est la chasse à l'étranger,

non seulement de l'étranger qui menace d'arriver

mais, désormais, de l'étranger parmi nous, du Français

« d'origine étrangère » désormais officiellement

stigmatisé, du Français « binational » dorénavant

montré d'un doigt d'infamie, du Français douteux voué

aux gémonies de l'anti-France.

Oui, rendre le 14-Juillet au peuple, dans toute sa

diversité, de milieux, d'âges et d'origines : Eva Joly

n'a rien dit d'autre, et ses propos sont de bon sens.

« J'ai rêvé que nous puissions remplacer ce défilé

(militaire) par un défilé citoyen où nous verrions les

enfants des écoles, où nous verrions les étudiants,

où nous verrions aussi les seniors défiler dans le

bonheur d'être ensemble, de fêter les valeurs qui nous

réunissent. » Ces simples mots, ces mots simples

seraient donc un crime ! Pis, le crime d'une étrangère

qui n'aurait qu'à retourner dans sa Norvège natale !

D'une binationale qu'il faudrait d'urgence déchoir de

sa nationalité comme le fit le régime de Vichy, à peine

installé, pour tous ces mauvais Français qui, dans un

sursaut patriotique, avaient su lui dire non, d'emblée,

de Charles de Gaulle à Pierre Mendès France.

Donc, Eva Joly a d'abord raison sur le fond, proposant

autour de ce symbole de la Fête nationale un nouvel

imaginaire de la France, d'une France rassemblée et

pacifiée, en paix avec le monde et avec elle-même.

En ce sens, elle exprime ce que pourrait être notre

France, une France relevée de sa déchéance sarkozyste

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et élevée à la hauteur de sa promesse républicaine : une

France qui assume son origine étrangère, une France

qui reconnaît son histoire populaire.

Notre France est d’origine étrangère

Ce n'est pas seulement une provocation pour la pensée,

par ces temps de xénophobie officielle et de racisme

banalisé, que d'affirmer ceci : la France est d'origine

étrangère. Si, à rebours des préjugés idéologiques

qui inventent une France imaginaire, immobile et

éternelle, l'on veut bien admettre qu'une nation, c'est

d'abord une histoire mouvante, celle que tisse son

peuple par ses actions dans un espace géographique,

alors, oui, notre France est bien d'origine étrangère.

Tout simplement, parce qu'elle n'aurait pas été sauvée,

après l'effondrement national face au nazisme, sans le

secours de peuples étrangers.

Car c'est un fait trop peu rappelé : le pari fou du

général de Gaulle en 1940, d'incarner la France depuis

l'étranger, n'aurait pas réussi sans une force militaire

qui lui permit d'installer notre pays à la table des

vainqueurs quand la compromission avec l'occupant

de la majorité de ses élites l'aurait logiquement placé

à celle des vaincus. Or, selon un recensement officiel

au 31 juillet 1943, quelle était la composition de ces

Forces françaises libres ? Sur l'ensemble des FFL,

on comptait alors 66% de soldats coloniaux, 16%

de légionnaires pour la plupart étrangers et, selon

les termes d'époque qui, hélas, font retour, seulement

18% de « Français de souche ». Indépendamment

de la Résistance intérieure où les étrangers, des

FTP-MOI (pour « Main-d'oeuvre immigrée ») aux

Républicains espagnols, étaient déjà en nombre, les

troupes militaires qui ont permis cette restauration

républicaine dont Charles de Gaulle reste, pour

l'histoire, le symbole venaient à plus de 80% des

ailleurs coloniaux et des lointains étrangers.

« On ne pourra pas oublier que j'ai accueilli tout

le monde », confiait le général de Gaulle à André

Malraux dans leur conversation crépusculaire dont

rendait compte en 1971 Les Chênes qu'on abat..., après

que son interlocuteur lui eut rappelé qu'il fut à la tête

d'une sorte de « Légion étrangère », oui, étrangère.

Tout le monde donc, sans aucune distinction. Face

à ceux qui, aujourd'hui, s'en réclament indûment en

s'en prétendant les héritiers alors qu'ils en sont les

liquidateurs, il faudrait aussi relever le gaullisme.

Ce gaullisme des Compagnons de la Libération dont

l'ordre, créé le 16 novembre 1940, ne prévoit aucun

critère non seulement d'âge, de sexe, de grade, mais

aussi d'origine ni même de nationalité. De fait,

15% d'entre eux sont nés hors de métropole, soit

dans les anciens territoires coloniaux français, soit à

l'étranger, et l'on compte vingt-cinq nationalités parmi

ces libérateurs ayant reçu un morceau de la vraie croix

gaulliste.

La chasse obsessionnelle à l'immigré et à l'étranger

n'est pas seulement une négation de l'histoire humaine

du peuple français dont la spécificité en Europe est

d'avoir été nourri de brassages et de déplacements, de

migrations intérieures et d'immigrations extérieures.

C'est aussi nier l'histoire politique d'une nation

républicaine qui s'est inventée, ressourcée et défendue

par le détour du monde, de sa relation au monde, de ses

liens avec d'autres peuples, d'autres cultures, d'autres

continents.

La dérive actuelle qui, pour la première fois depuis

les années 1930, fait resurgir une droite extrémisée,

faisant de la peur ou de la haine de l'étranger son fonds

de commerce marécageux, ne menace pas seulement

nos valeurs républicaines. Elle met en péril la France

elle-même, parce que celle-ci n'existe pas sans cette

imbrication au monde. Incapable de réinventer la

France dans un monde postcolonial où la relation ne

serait plus de domination, où l'ailleurs ne serait pas

donné par la possession, où l'autre serait enfin un

égal, ces apprentis sorciers préfèrent tourner le dos au

monde.

Il ne suffit pas de dénoncer leurs crimes contre la

République, ses valeurs et ses principes. Encore fautil

contre-attaquer, assumer sans crainte cet imaginaire

supérieur, seul capable d'éteindre leurs incendies et

de submerger leurs haines. Ce chemin, c'est celui de

la curiosité, de l'envie et du goût du monde, de ses

rencontres et de ses retrouvailles, de ses fraternités

et de son hospitalité. Nous défendrons donc, comme

Eva Joly et comme bien des Français qui savent,

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par leurs propres itinérances, curiosités personnelles

ou déplacements familiaux, ce que leur pays doit au

monde, la France de l'étranger.

Cette France dont le patriotisme est un

internationalisme. Cette France des « Etranges

étrangers » que chantait Jacques Prévert et qu'à

l'époque de son poème, en 1953, on ne laissait venir

« dans la capitale que pour fêter au pas cadencé la

prise de la Bastille le quatorze juillet ». Ecoutez donc

Prévert :

Vidéo disponible sur mediapart.fr

L’histoire populaire de la République

Cette France qui assume son origine étrangère est aussi

celle qui assume son histoire populaire. L'institution

du 14 juillet comme jour de la Fête nationale n'a

rien à voir avec une démonstration militaire et tout

à voir avec la restauration républicaine. Comme l'a

rappelé récemment Antoine Perraud sur Mediapart

(lire ici son article), la loi du 6 juillet 1880 ayant

pour article unique « La République adopte le 14

juillet comme jour de fête nationale annuelle »

fut méchamment combattue par les conservateurs

de l'époque qui ne toléraient pas ce rappel des

événements révolutionnaires, d'insurrection et de

fondation populaires.

Les républicains opportunistes qui venaient tout juste

de conquérir l'ensemble des leviers du pouvoir, avec la

présidence de Jules Grévy succédant au royaliste Mac-

Mahon, ne s'en sortirent qu'en ajoutant à l'évocation

de la prise de la Bastille en 1789 celle de la Fête de la

fédération. Tenue un an plus tard, le 14 juillet 1790,

cette journée-là « n'a coûté ni une goutte de sang ni

une larme », soulignera pour apaiser la querelle le

rapporteur au Sénat de la loi sur la Fête nationale,

érigeant cette date en « symbole de l'union fraternelle

de toutes les parties de la France et de tous les citoyens

français dans la liberté et l'égalité ».

Il s'agit donc, dans ce moment de refondation

républicaine dont les grandes lois scolaires de

1881-1882 seront l'accélérateur décisif, d'installer

durablement la République face aux conservateurs

qui ne l'acceptent toujours pas. Rien n'est encore

définitivement acquis et le siège des pouvoirs publics

n'a quitté Versailles, où il était installé depuis 1871,

pour Paris qu'en 1879. Le souvenir de la Commune

de Paris, où le peuple ouvrier fut massacré par les

Versaillais – 20.000 morts au bas mot et près de

10.000 déportations – qui avaient préféré pactiser

avec l'Allemagne par peur de la révolution sociale,

imprègne ce débat de 1880 sur le 14 juillet. A tel

point que, quatre jours après l'adoption de la loi sur

la Fête nationale, le Parlement vote l'amnistie pour les

condamnés de la Commune.

Les deux faits sont liés : la Fête nationale à la date

anniversaire de la prise de la Bastille et la réintégration

des Communards proscrits dans la vie publique. Dans

l'imagerie qui témoigne de ce premier 14-Juillet, le

retour annoncé des Communards est omniprésent, par

exemple dans cette lithographie anonyme où Marianne

porte un bonnet phrygien, attribut révolutionnaire

qui, officiellement, est encore interdit, depuis une

circulaire de 1872. Or, en arrière-plan à gauche, on

distingue le bateau La Loire qui assure la liaison

avec la Nouvelle-Calédonie et, donc, le « retour des

absents », c'est-à-dire des communards déportés parmi

lesquels l'exceptionnelle Louise Michel.

C'est donc bien le peuple que l'on fête, ses conquêtes

et ses défaites, ses retrouvailles et ses espérances.

Contrairement à ce qu'affirme aujourd'hui l'ignorance

officielle, le défilé militaire n'est pas au centre de

cette première Fête nationale. Certes, à Paris, est mise

en scène la distribution par le pouvoir républicain

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de ses « nouveaux drapeaux » à l'armée, scène

qu'immortalise sur un mode naïf la lithographie cidessus.

Mais, ici, la symbolique explicite est loin

d'une démonstration de force ou de puissance : l'armée

est invitée à manifester publiquement sa loyauté au

pouvoir civil. Cela allait encore si peu de soi qu'à

Angers, par exemple, département conservateur, la

revue militaire sera supprimée en raison des réticences

de l'armée et que la municipalité républicaine fera

imprimer une affiche rappelant ce qui n'était pas

tout à fait une évidence : « La République est le

gouvernement légal du pays ».

De fait, en dehors de l'exception parisienne, le

programme officiel de la Fête nationale du 14 juillet

1880 non seulement ne contient aucune référence

militaire mais est extrêmement proche de ce 14-

Juillet citoyen imaginé par Eva Joly : « Distribution

de secours aux indigents. Grands concerts au

jardin des Tuileries et au jardin du Luxembourg.

Décorations de certaines places... Illuminations, feux

d'artifices, fêtes locales, décorations trophées, arcs

de triomphe... ». Tel fut le premier 14-Juillet de la

République : l'affirmation généreuse du peuple face

aux mesquineries des puissants.

L'envie démange, dès lors, de faire de nos gouvernants

égarés les Versaillais d'aujourd'hui. N'exploitent-ils

pas la haine de l'étranger par peur du peuple, comme

une manoeuvre de diversion et une machine de

division ? La circulation incontrôlée des capitaux, la

finance sans frontières, les paradis fiscaux, les trafics

et les corruptions d'un monde dont l'argent est la seule

valeur, rien de tout cela ne les effraie puisqu'ils en

sont les gardiens et les profiteurs. En revanche, ce

sont les humanités dans leur diversité et leur richesse

qui les inquiètent, tout simplement parce qu'elles sont

porteuses des espérances populaires. L'étranger qu'ils

craignent et redoutent, ce n'est rien d'autre que le

peuple.

A la veille du 14 juillet 1880, un sénateur, dont

l'amnistie pour les Communards fut le dernier

combat, l'énonça avec ce lyrisme propre aux grandes

espérances. Il se nommait Victor Hugo, et nous lui

devons cette affirmation que, sous le 14-Juillet de la

République française, « il n'y a plus d'étrangers ».

« Messieurs, le 14-Juillet est une fête, déclara

Victor Hugo à la tribune du Sénat le 3 juillet

1880 (l'intégralité du discours est sous l'onglet

« Prolonger »). Quelle est cette fête ? Cette fête est

une fête populaire. Voyez la joie qui rayonne sur tous

les visages, écoutez la rumeur qui sort de toutes les

bouches. C'est plus qu'une fête populaire, c'est une

fête nationale. Regardez ces bannières, entendez ces

acclamations. C'est plus qu'une fête nationale, c'est

une fête universelle. Constatez sur tous les fronts,

anglais, espagnols, italiens, le même enthousiasme ; il

n'y a plus d'étrangers. »

Pour une gauche n'ayant plus peur d'elle-même

Extraordinaire leçon civique que cette querelle du

14-Juillet ! Tandis que la droite ne connaît plus la

France, l'oublie et la défigure, une certaine gauche

ne se connaît plus elle-même. Avant de voler à son

secours face aux attaques xénophobes du pouvoir,

plusieurs représentants du Parti socialiste se sont

en effet empressés de moquer Eva Joly, sa naïveté

et son irresponsabilité supposées. Deux candidates

à la primaire socialiste, Martine Aubry et Ségolène

Royal, ont commencé par critiquer ses propositions

sur une démilitarisation du 14-Juillet, la première

en déclarant : « Bien évidemment, ce n'est pas

acceptable, ça n'a même pas de sens », la seconde en

affirmant que la candidate écologiste était « plus douée

pour lutter contre la corruption que pour improviser

des déclarations ». Propos redoublés par un éditorial

de Laurent Joffrin, sur le site du Nouvel Observateur,

traitant Eva Joly de « naïve inconséquente (qui) aurait

mieux fait, ce jour-là, d'aller s'occuper de son jardin

bio ».

On renverra ces leaders socialistes à la démonstration

qui précède, tant eux aussi auraient bien besoin

d'un ressourcement aux origines de la République,

à sa vitalité et à son audace. Mais ce qui frappe

dans ces premières réactions, rapidement occultées

par l'offensive de la droite, c'est leur morgue de

professionnels s'adressant à un amateur : nous, nous

savons ce qui est sérieux, ce qui a du sens ; nous, nous

n'improvisons pas des déclarations ; nous, nous ne

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lançons pas d'idées saugrenues. Comme s'il n'y avait

pas, dans la réflexion d'Eva Joly, des interrogations

légitimes concernant toute la gauche ? Comme si, plus

précisément, la corruption au coeur de la République

n'était pas sans lien avec cet imaginaire de la puissance

identifié aux questions militaires et, donc, aux ventes

d'armes dont la France est le quatrième champion

mondial ?

Sans doute anecdotique, mais néanmoins significatif,

cet épisode illustre notre alerte récente à destination

d'un Parti socialiste trop sûr de lui, sans audace ni

altérité, autre que défensive face à la droite (lire

ici notre précédent parti pris). Ce conformisme,

dont le calcul politicien et la prudence électorale

sont le ressort, n'est décidément pas à la hauteur de

l'époque, de ses défis et de ses risques. Il amenuise et

éloigne l'horizon d'une gauche de sursaut social et de

refondation républicaine, au lieu d'en convoquer toute

la tradition, dans sa diversité et sa richesse.

De quoi ont-ils peur, à leur tour, pour s'empresser, au

détour de cette dispute du 14-Juillet, de condamner

sans nuances l'antimilitarisme, en oubliant que

ce fut, aussi, l'histoire du mouvement ouvrier ?

L'antimilitarisme n'est aucunement la désertion de la

chose militaire ou de la défense nationale, mais le refus

d'une politique militarisée, dévorée par l'esprit guerrier

et détournée de la paix civile. Quand, par exemple,

dans les années 1930, Jacques Prévert et le Groupe

Octobre composent « Marche ou crève», c'est pour

refuser une armée de guerre sociale où le travailleur

est dépossédé de son histoire et de ses intérêts.

Moi j'suis pêcheur dans l'Finistère

Explique-moi pourquoi je tirerais

Sur un mineur du Pas-de-Calais

Tous les travailleurs sont des frères

Faut pas nous laisser posséder

On ne construit pas l'avenir dans l'oubli du passé et,

certainement pas, de ce passé plein d'à présent. De

Georges Brassens à Jacques Prévert, en passant par

Boris Vian, tout un imaginaire poétique et chansonnier

nous rappelle ce que fut cette gauche de principe dont,

aujourd'hui, nous avons urgemment besoin. Le Boris

Vian qui se moquait du défilé – « On n'est pas là

pour se faire engueuler »– et de la conscription – «

Allons z'enfants» – est aussi l'auteur du « Déserteur »,

chanson que toutes les jeunesses fréquenteront un jour

tant elle est un hymne à la liberté de conscience. Passée

de voix en voix de par le monde, chantée aussi bien par

Mouloudji, Juliette Gréco, Serge Reggiani que Johnny

Hallyday, Renaud, Joan Baez, Peter, Paul and Mary,

etc., cette adresse aux puissants de toujours symbolise

évidemment la France, celle que louait Victor Hugo,

une France qui parle au monde, une France qui vit le

monde.

Les Boris Vian d'aujourd'hui sont rappeurs, slammeurs

ou rockeurs et, comme celui d'hier, sont poursuivis par

les autorités et voués aux gémonies. Mais, à la fin, ils

finissent toujours par l'emporter contre ces importants

qui ne cessent de casser le monde avec leurs marteaux

pesants. « Ils cassent le monde» est l'un des poèmes du

recueil Je voudrais pas crever, paru en 1962, l'année

de la fin de la guerre d'Algérie, trois ans après la

disparition de Vian. Nul hasard si, de nos jours, il a été

repris en chanson par Jean-Louis Aubert…

Sur mediapart.fr, une vidéo est disponible à cet endroit.

Ils cassent le monde

En petits morceaux

Ils cassent le monde

A coups de marteau

Mais ça m'est égal

Ça m'est bien égal

Il en reste assez pour moi

Il en reste assez

Il suffit que j'aime…

Et si c'était là la vérité de cette querelle du 14-Juillet?

Les détracteurs d'Eva Joly ne savent tout simplement

plus aimer la France. Telle qu'elle est. Telle qu'elle vit.

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